Morsure (récit & théâtre)

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après l’atelier d’écriture qui avait mené, avec les sans-abri de Nancy, au livre «La douceur dans l’abîme», une exploration avec 4 acteurs, chiens, squat et bruit, de ce que ça a changé en soi-même

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À revenir en pensée et rouvrir une expérience qui a mobilisé plusieurs mois de votre vie, et associé d’autres vies à ce qui s’est élaboré pour surgir brièvement à la vie publique, et puis se retirer là, dans le fond de l’ordinateur (pas de photos, pas de captation vidéo, il n’était pas encore vraiment temps de tout cela), on est soi-même surpris de l’ordre par lequel se constitue l’inventaire de ce qui reste, ce côté lacunaire, et ces forces anguleuses, qui résistent.

C’était en 2000, l’année qui devait tant signifier parce qu’on changeait et de siècle et de millénaire, mais rien de cela n’a été perceptible, dans le tunnel où on était, de nos histoires ordinaires.

Avec Charles Tordjman, metteur en scène, et directeur du Centre dramatique national de Nancy, à l’origine de tout cela (qui culminerait et finirait un peu plus tard avec Daewoo), le photographe Jérôme Schlomoff et d’autres, comme Catherine Gourieux, nous venions de mener, pendant plus d’un an, une expérience dont nous savions qu’on ne l’accomplit pas plusieurs fois dans sa vie : une immersion, photo, écriture, voix, parmi les sans-abri de Nancy. L’expérience leur appartenait, un livre avait été fait, La douceur dans l’abîme, qu’ils défendraient eux-mêmes dans des rencontres en France et à l’étranger, il y aurait des retirages. Les magnifiques portraits noir et blanc de Jérôme faisaient partie du livre, mais — merci de nouveau Charles Tordjman — on avait pu aussi les projeter dans un vaste espace temporaire, huit projecteurs sur les quatre murs, bien plus grands que la taille humaine, tandis que des acteurs professionnels, tous compagnons de route (Serge Maggiani, Annie Mercier et d’autres) avaient prêté leur voix à ces mots rauques, déchirants. Moi-même souvent j’avais lu ces textes, en projetant depuis mon ordi les portraits de Jérôme, et (pour la radio je crois) j’avais écrit un monologue qui était une première bascule, des portraits les plus exacts possible, les plus respectueux possible, insérant comme on monte une orfèvrerie certaines des phrases pour moi les plus sensibles au-dedans, ces phrases collectées lors de l’expérience et qui résonnaient ensuite si lourdement, si longuement : « ils sont cinglés les mecs qui m’ont fait ça » et même aujourd’hui, à relire l’arrangement si simple et compact de tels mots, me reviennent la détresse, la souffrance et la rage, le mal subi, et la résilience aussi.

Et pourtant, le voyage au-dedans n’était pas fini. Il ne finirait jamais. Il y avait un autre versant : dans ce dénuement, qu’est-ce que ces hommes et ces femmes avaient changé de nous-mêmes. Quelle instance était en nous, part commune que leur situation mettait au jour dans une nudité et un partage accro, mais où nous étions dans une égalité comme hors du monde ? Ce que je ressens chaque fois par exemple lorsque j’ouvre un livre de Samuel Beckett, un récit de Franz Kafka.

Et puis aussi leur acceptation, leur défi, le savoir qu’ils avaient d’une mort omniprésente, parfois choisie. Alors le livre La douceur dans l’abîme, le monologue Abîme aujourd’hui la ville, les visages devenus projections hautes comme un mur, cela leur appartenait, les constituait comme auteurs, de ce que produit et entendu, mais aussi d’eux-mêmes, on était en paix avec le pacte initial, mais ce qui tremblait en chacun de nous-mêmes, comment le rejoindre.

Je revois par exemple une photographie, partiellement floue, et d’apparence qui aurait pu être banale : l’intérieur d’un garage, un de ces boxes alignés sous des immeubles, comme partout dans nos villes. Sauf que ce box de ciment nu, avec une paillasse et une chaise, était dans la rudesse de cet hiver l’abri choisi par l’un de nos interlocuteurs, Seb, et sa danse d’acceptation refus avec la seringue. Cette photographie, qui ne comportait aucun des éléments habituellement dévolus au mot habiter était à la fois un intérieur, une vie, et la dramaturgie possible d’un monologue de Beckett, ou d’un monde dressé à la voix dans une grotte de ciment comme son Dépeupleur.

Me souvenais aussi de ces étranges moments, quand je dactylographiais sur mon petit ordinateur portable (il n’y survivrait pas) les mots que me dictaient mes interlocuteurs : ce n’était pas capter de l’oral, eux-mêmes disaient bien qu’ainsi, à me dicter, ils écrivaient, puisque leurs mains ne le sauraient plus et que, pour parler de ce qui comptait le plus, on se mettait soudain à parler des chiens, du ressenti des chiens, de comment les gens voyaient leurs chiens.

Ou la mort elle-même, ce risque qu’on taisait, mais déjà là, à deux ans de l’expérience, des trente-sept qui en avaient partagé avec nous le voyage, quatre étaient partis, quatorze à cinq ans de distance, même si — pour Schlomoff comme pour mois — la relation continue avec d’autres qui s’en sont tirés.

Ou bien cette fille, rien qu’un surnom, que nous n’avions jamais croisée, qui probablement savait parfaitement notre expérience mais s’en tenait à distance, et dont souvent eux nous rapportaient les mots.

Ensuite c’est plus flou. Théâtre Ouvert, à Paris, alors dirigé par ses fondateurs, Lucien et Micheline Attoun, nous avaient proposé, à Charles et moi, une sorte de workshop, labo texte en mains, sur une brève durée de trois semaines, conclue par une présentation publique. C’était modeste, mais Théâtre Ouvert était ces années-là, sous sa rotonde derrière le Moulin Rouge, avec au bout de l’impasse l’appartement de Boris Vian et sa terrasse en partage avec Prévert, un lieu presque de légende : Lucien Attoun avait initié une collection éditorialement toute modeste, Tapuscrits, à peine du ronéoté relié pour les premiers volumes, qu’il diffusait aux théâtres eux-mêmes, à la radio aussi, et c’est ici, ou ainsi, que Bernard-Marie Koltès avait dès 1973 publié La nuit juste avant les forêts, dont une deuxième édition serait publiée par les Amandiers de Nanterre lorsque Chéreau monterait Combat de nègre et de chiens, et une troisième, la définitive, aux éditions de Minuit peu avant ou après la mort de Bernard. C’est sous ce signe, que j’ai accepté ce workshop, et c’est ce texte qui me ferait faire un pas de plus dans la compréhension et l’obscurité de Koltès, une compréhension avec les mains, une compréhension parce qu’on n’écrit pas des phrases de livre, mais des phrases à dire par des corps, dans une scénographie et une durée précises.

Ce qui est curieux, c’est que justement je n’ai aucun souvenir de l’écriture elle-même. L’ordinateur n’archive pas de version préalable, de fichiers intermédiaires.

Avec Charles Tordjman, nous continuions à travailler. Naîtrait une pièce en collaboration avec le Studio de la Comédie Française (Quatre avec le mort, repris chez Verdier), puis l’enquête qui nous mènerait à Daewoo. Il y a un autre volet à l’expérience menée avec les sans-abri : dans le train qui chaque jeudi, tout un hiver, de Paris gare de l’Est à Nancy, je prenais les notes, sur lieux, villes, noms, qui deviendraient le livre, puis le film Paysage Fer. Toute une stabilité des choses, et une épaisseur dans la construction des temps pour qu’à l’arrivée, 11h20, nous basculions en quelques minutes dans un ordre inverse.

Charles Tordjman m’avait laissé l’accès au théâtre. Je profitais souvent des trains de nuit. Alors je me revois seul, très souvent et très longtemps, dans les fauteuils rouges de sa grande salle, avec face à moi le plateau noir. Je crois que c’est dans ces heures et ce lieu qu’a été imaginé Morsure. La forme en quatuor vient de la musique, les quatuors de Schubert à Scelsi. Dissonances et dissymétries, rigueur des architectures abstraites.

Les figures, dans Morsure, devenaient des allégories : ce que porte d’allégorie toute aventure humaine, et ce qu’il fallait de cette allégorie pour un parler juste, un parler concret. Nous parlions régulièrement des tragiques grecs, avec Charles.

C’est moi qui lui ai proposé la rencontre avec Kasper Toeplitz, compositeur avec qui j’avais partagé des expériences de lecture, lui à la guitare basse, sur des textes personnels ou des textes d’atelier, par exemple au Centre de jeunes détenus de Gradignan. Kasper travaillait dès lors sur la notion de bruit, et le mot deviendrait le titre du workshop, comme celui du livret publié par Théâtre Ouvert.

Ce qui me hantait, et rassemblait aussi bien le garage presque à ciel ouvert de Seb, l’errante jamais croisée, dans les squats du centre-ville, et le jugement ou la dignité humaine refusée aux hommes mais transférée sur les chiens, c’était le texte Der Bau de Franz Kafka. Au sens strict, le chantier, la construction. Dans la traduction habituelle, qui le distord, Le terrier. Humain ou non-humain — ce n’est pas déterminé ni déterminable —, l’inquiétude puis la peur du narrateur viennent d’un bruit d’abord à peine perceptible, et qui grandit jusqu’aux limites à la fin de l’audible, du supportable. Et c’est la commande que nous avons passée à Kasper Toeplitz, qui le produirait électroniquement.

De Koltès, notamment dans Quai Ouest, je retenais aussi une autre proposition : certains des textes écrits ne sont pas destinés à être joués. Au metteur en scène d’en discuter la frontière. Ils sont nécessaires à l’équilibre du texte édité, donc à la préparation aussi de l’acteur, et comment on dira telle phrase simple, jouera telle scène indépendante de ces textes, mais restent dans le livre une instance autonome, qui a valeur en tant que texte et non de réplique pour le théâtre.

C’est ainsi que mon propre texte, dès son idée initiale, comportait l’idée, pour chacun des quatre acteurs, d’un « solo », ces quatre scènes se suivant linéairement dans le livre, mais laissées à disposition du metteur en scène pour leur convocation comme pour leur répartition.

Qu’on ne me reproche pas que Jérémie soit aussi le nom du livre pour lequel je m’étais impliqué dans le projet collectif, chez Bayard, sous la direction de Frédéric Boyer, de la « Bible 21», et que Tadeusz soit le prénom du légendaire metteur en scène Tadeusz Kantor, dont j’avais si souvent les livres de photographie des performances et spectacles ouverts devant moi (ça continue). Ce ne sont pas des emprunts ni des connivences, plutôt des pointes qu’on s’applique dans le dos.

À vingt ans d’écart, je reprends aujourd’hui ce texte, Morsure, délibérément sans y faire aucune correction, reprise, aucun changement. Ma mémoire pour chaque réplique est précise, la densité de l’écriture théâtrale c’est qu’elle est comme irréversible, irrattrapable. On se hisse soi-même à cette logique qui doit devenir implacable en chaque point du dispositif d’énonciation, pour que rien n’en soit plus modulable.

Ce texte, en tant que texte, est le récit d’une onde de choc intérieure, qui n’appartient plus à ceux et celles qui l’ont initiée, mais qu’on se doit d’explorer pour soi-même.

À Théâtre Ouvert, ce mois de mars 2000, la mise en scène était de Charles Tordjman, la composition musicale de Kasper Toeplitz, la scénographie et l’accompagnement numérique de Vincent Tordjman, et les acteurs étaient Stéphanie Béghain, Jean-Pierre Bagot, Vincent Berger et Benoît di Marco. Jérôme Schlomoff reste bien sûr associé à ce parcours. Il existe une traduction allemande et une traduction anglaise de ce texte, cela aussi je l’ai vécu comme une chance.

 

FB, août 2020.